Le lundi 9 mai 2022 à 23:56
Peut-on juger publiquement des cadres du renseignement, sans exposer les secrets de l’État ? La question a dominé lundi l'ouverture du procès de six anciens responsables des douanes, soupçonnés d'avoir pactisé illégalement avec un informateur pour gonfler leurs résultats.
Costumes ou tailleurs sombres, cravates de rigueur, l'ancien patron de la Direction nationale du renseignement douanier (DNRED), Jean-Paul Garcia, et cinq de ses subordonnés se sont présentés face aux juges pour ce dossier, dans lequel sont aussi jugés deux "indics" et un entrepreneur du Havre. Mais certains des avocats ont aussitôt tenté de faire juger le scandale en petit comité en réclamant le huis clos.
Au nom du respect du secret de la défense nationale, ou pour assurer la sécurité de l'ensemble des prévenus, susceptibles d'être menacés par le crime organisé. Une requête refusée par le tribunal correctionnel. "Un nombre très important de documents dans cette affaire (…) sont soumis au secret défense", a argué Matthias Pujos, l'avocat de Vincent Sauvalère, l'ex-patron de la Direction des opérations douanières (DOD), le bras armé de la DNRED.
43 tonnes de cafés difficilement écoulable en France
Les pratiques de ce service et sa gestion de certains informateurs sont aujourd'hui mises en cause, comme dans d'autres scandales qui ont ébranlé les douanes ou la police antidrogue ces dernières années. L'affaire a débuté à cause d'une saisie record de 43 tonnes de café en région parisienne en 2015. Cette prise historique, saluée avec fierté par Bercy, le ministère de tutelle des douanes, s'était vite avérée suspecte. Le café en question, un robusta de piètre qualité imitant la marque "L'Or", paraissait difficilement écoulable en France.
L'enquête judiciaire a révélé un système trouble, par lequel la DOD montait des affaires de toutes pièces avec un informateur serbe, Zoran Petrovic, dans le seul but de réaliser de belles saisies. En échange, la hiérarchie douanière aurait fermé les yeux pour lui permettre d'importer ses propres conteneurs au port du Havre sans contrôle. La juge d'instruction soupçonne ainsi cet "aviseur" - informateur dans le jargon douanier - d'avoir pu importer des cigarettes de contrebande dans le chargement de 120 tonnes contenant le café contrefait, dont le reste de la marchandise n'a jamais été retrouvé.
«Menaces»
Pour juger cette affaire, "vous êtes obligés de faire une radiographie du fonctionnement de la douane" et de révéler "toute la technique opérationnelle" de son service de renseignement, a lancé l'avocat de M. Petrovic, Francis Szpiner. En maintenant l'audience publique, "vous n'allez pas susciter beaucoup de vocations à venir aider les services des douanes, de police ou de gendarmerie", a-t-il raillé en dépeignant des douaniers "qui ont aujourd'hui le sentiment qu'on leur met une cible sur le dos".
Me Szpiner souhaitait aussi "pouvoir interroger sans entrave" les fonctionnaires et il a mis en avant la "sécurité" de son client, un ancien militaire serbe proche de la mafia chinoise, selon l'enquête, dont les pratiques vont être décortiquées par le tribunal.
La publicité des débats "est susceptible d'avoir un impact sur la sécurité des uns et des autres", a abondé Matthieu De Vallois, l'avocat de Pascal Schmidt, ancien chef de l'antenne de la DOD au Havre, sur lequel pèsent de lourds soupçons de corruption - son bureau dissimulait près de 800 000 euros en espèces et deux montres de luxe, dont une offerte par M. Petrovic. Le douanier a déjà "été visé par des menaces de mort au cours de l'année 2017" pour des faits déconnectés de l'affaire mais relatifs à l'exercice de ses fonctions, a-t-il rappelé.
«Tous les documents qui étaient classifiés dans ce dossier ont été déclassifiés»
Le huis clos est également nécessaire pour que l'autre informateur impliqué dans le dossier, Luc Masson, menacé pendant l'enquête, "puisse se présenter sereinement et vienne témoigner", a estimé son avocate Lucile Collot. Des demandes peu appréciées par la procureure. "Tous les documents qui étaient classifiés dans ce dossier ont été déclassifiés", a-t-elle rétorqué. La parquetière a également taclé la position "paradoxale" de Zoran Petrovic. De la part d'un informateur qui "n'a rien dit dans le bureau du juge d'instruction, on est un peu étonné de voir une demande de huis clos", a-t-elle remarqué. Le procès doit durer cinq semaines.