Le vendredi 12 décembre 2025 à 18:42 - MAJ vendredi 12 décembre 2025 à 19:05
Édouard Philippe a donc dégainé, sur LCI, une nouvelle idée choc : un "état d'urgence narco", limité dans le temps et dans l'espace, pour répondre à l'emprise grandissante du trafic de stupéfiants. Le préfixe narco inquiète les Français. Loin de les rassurer, Bruno Retailleau, alors locataire de la place Beauvau, leur décrivait quant à lui un pays en cours de "mexicanisation". Et face aux angoisses, voilà qu'on ressort une expression qui claque : état d'urgence. Mais derrière la surenchère sémantique, cette proposition de pré-campagne laisse non seulement une impression de déjà-vu – les déclarations de guerre aux trafiquants sont un leitmotiv des ministres de l'Intérieur depuis plus d'un demi-siècle – mais surtout, un sérieux doute : celui de la pauvreté opérationnelle.
Au fond, la France a toujours eu ce vieux réflexe auquel Édouard Philippe cède après beaucoup d'autres avant lui : inventer des régimes d'exception pour masquer l'impuissance du quotidien. Elle l'a fait pour le terrorisme, au point de transposer une partie de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence dans le droit commun avec la loi du 30 octobre 2017. À l'époque, Édouard Philippe était Premier ministre et nombre d'observateurs soulignaient le caractère gadget de certaines dispositions – notamment les perquisitions administratives pudiquement rebaptisées "visites domiciliaires" –, leur redondance avec les outils judiciaires existants et, plus grave encore, leur faible valeur ajoutée pour les services. L'histoire bégaie avec ce projet de "narco-urgence". Perseverare diabolicum !

En 2017, à propos du terrorisme, Emmanuel Macron avait lui-même, dans un moment de lucidité, assez bien résumé la situation devant le Congrès à Versailles : "Le code pénal, tel qu'il est, nous permet d'anéantir nos adversaires. Donner à l'administration des pouvoirs illimités n'a aucun sens, ni en termes de principes, ni d'efficacité." Mais sa politique a été inverse : multiplication des dispositifs d'exception, brouillage des frontières entre administratif et judiciaire, extension des présomptions… sans résultats spectaculaires. Et aujourd'hui, voilà qu'on voudrait refaire le match pour lutter contre les trafiquants de stupéfiants.
Or en la matière, tout – ou presque – existe déjà : perquisitions administratives, confiscations, assignations, fermetures. Rien de ce qu'évoque Édouard Philippe n'est vraiment inédit. La police judiciaire ne manque pas de leviers juridiques : elle manque surtout de moyens, de continuité, de doctrine claire. Ce n'est pas le droit qui patine, c'est l'exécution des textes existants.
Si la France veut combattre les trafiquants de stupéfiants avec encore plus de vigueur, il faut taper simultanément l'offre et la demande, avec les outils qui existent déjà – et non inventer un nouvel état d'exception.
Côté consommateurs, il faut commencer par recouvrer réellement les amendes forfaitaires délictuelles. Pour les franchissements de ligne blanche par un automobiliste, le taux de recouvrement des amendes est supérieur à 80 %, avec au besoin des saisies sur salaire en début de mois. Pour usage de cocaïne, le taux de recouvrement des amendes forfaitaires délictuelles chute à 30 %. Quel citoyen peut entendre cela ? Tant que la sanction ne tombe pas, le message ne passe pas.
Côté trafiquants, il faut frapper au portefeuille encore et toujours. Gels conservatoires, saisies, extension aux proches profitant du trafic… Concédons que des avancées législatives sont encore possibles sur ce dernier point, mais convenons de la même manière que cela n'a rien à voir avec un quelconque état d'urgence. Démanteler un réseau, c'est assécher sa trésorerie, pas renommer les procédures existantes en les doublonnant.
Sur le plan législatif, bien loin de l'état d'urgence, un autre chantier essentiel demeure trop souvent éludé, hélas : celui du régime applicable aux informateurs. Chacun souhaite que les services infiltrent et démantèlent les réseaux, mais nul ne veut assumer la réalité opérationnelle qui accompagne ces méthodes. Le recours aux sources humaines expose en effet les fonctionnaires à un risque juridique élevé, faute d'un cadre suffisamment protecteur et stabilisé. Tant que ce régime ne sera pas renforcé et sécurisé, l'État continuera d'attendre des résultats sans offrir une protection adéquate à ceux qui assument les risques les plus sensibles.
Enfin, bien sûr, il faut multiplier les fermetures administratives des commerces-vitrines du blanchiment : épiceries de nuit, barber shops, ongleries, fast foods… Sans oublier d'expulser du parc social les trafiquants qui violent la loi tout en bénéficiant de la solidarité nationale, ni de durcir les conditions d'incarcération pour les trafiquants les plus dangereux. Sauf que… la loi le permet déjà : c'est même le principal apport de la loi du 13 juin 2025 visant à sortir la France du piège du narcotrafic, et un hypothétique état d'urgence n'apporterait, par conséquent, aucune plus-value.
On l'aura compris, l'urgence n'est pas administrative. L'urgence est opérationnelle.
On ne combat la criminalité organisée ni avec des slogans, ni avec un régime d'exception.
On la combat avec de la constance, de la rigueur, des actes.
Moins de mots. Plus d'opérations. C'est cela, la seule urgence qui vaille.