Le lundi 28 février 2022 à 23:57 - MAJ mardi 1 mars 2022 à 00:12
Guillaume Farde est professeur affilié à l’École d'affaires publiques de Sciences Po, où il est conseiller scientifique de la spécialité sécurité-défense et chercheur associé au CEVIPOF.
Actu17 : Malgré les importants moyens de l’armée russe, terrestres et aériens, elle ne parvient pas à prendre des villes comme Kharkiv ou Kiev. Comment peut-on l’expliquer ? Fait-elle face à une résistance qu’elle avait sous-estimée ?
Guillaume Farde : L’armée russe a opté pour une stratégie militaire très conventionnelle en trois temps : pilonner, rentrer, rester. En premier lieu, elle a opté pour des tirs de suppression de longue portée pour stériliser les défense ukrainienne, notamment dans sa composante aérienne. Rien que dans les premières 24 heures, près de 200 missiles avaient été tirés selon les chiffres communiqués par le Pentagone, certains depuis des sous-marins ou des navires. On pouvait croire que ce type d’action à longue distance était réservé à l’armée américaine. Or l’opération conduite par l’armée russe montre le contraire.
Le deuxième temps de la manœuvre ne s’est manifestement pas déroulé comme envisagé. L’armée russe avait prévu une manœuvre dans la profondeur conduite depuis la Biélorussie pour prendre rapidement Kiev sans trop de dommages collatéraux et bénéficier ainsi d’un gain symbolique majeur. La prise de l’aéroport de Gostomel, près de Kiev, devait permettre d’y organiser une opération aéroportée en mobilisant les forces spéciales pour prendre les principaux lieux de pouvoir de la ville et ainsi porter un coup d’arrêt décisif à la résistance ukrainienne.
Il apparaît assez clairement aujourd’hui que la résistance du peuple ukrainien a été sous-estimée et l’armée russe est désormais contrainte de se réorganiser pour reconstruire une manœuvre probablement plus dans la profondeur des territoires pour couper les villes de leurs bases arrière.
L’OTAN a annoncé qu’il n’y aurait pas d’intervention militaire en Ukraine. Une dégradation notable de la situation, comme par exemple une escalade de la violence sur place, pourrait-elle malgré tout faire évoluer cette position ?
En déclarant que la confrontation entre un soldat américain et un soldat russe entraînerait une troisième guerre mondiale, Joe Biden a fixé une ligne assez claire : l’Ukraine affronte seule l’armée russe. Cela ne veut pas dire que l’Ukraine n’est pas aidée (par la fourniture d’armes, par du renseignement, par des volontaires internationaux, par les sanctions économiques envers la Russie…) mais sur un plan strictement militaire, elle se défend seule. L’OTAN serait en revanche amenée à intervenir si un de ses membres était agressé, que cette agression soit nucléaire ou non. C’est la raison pour laquelle des renforts ont été déployés notamment dans les États baltes et en Roumanie.
Doit-on prendre au sérieux les menaces de Vladimir Poutine concernant l’arme nucléaire ?
Sur ce sujet, ses toutes premières déclarations étaient déjà à peine voilées. La seule nuance est que, dimanche, il a brisé un tabou sémantique.
Il faut y voir une forme d’intimidation des Ukrainiens, en premier lieu. Par l’emploi d’une arme nucléaire tactique contre l’Ukraine, Vladimir Poutine signalerait sa détermination tout en pariant sur le fait que l’OTAN n’oserait pas escalader. Faire cela isolerait davantage la Russie sur la scène internationale et ne manquerait pas d’exposer Vladimir Poutine à une fronde au sein de son état-major. C’est là un scénario improbable mais pas impossible.
Il faut aussi y voir une tentative de division par la terreur des Européens et de leurs opinions publiques qui, depuis le début de la crise, se sont unies contre lui. La probabilité qu’il frappe nucléairement un État européen est objectivement très faible dans la mesure où l’OTAN est une alliance nucléaire.
Vladimir Poutine peut toutefois chercher à éprouver la solidité de l’article 5 en profitant, par exemple, d’un incident frontalier pour agresser conventionnellement un État frontalier de l’Ukraine tel que la Pologne, tout en brandissant la menace nucléaire. Dans cette hypothèse, l’OTAN devrait riposter et le risque d’escalade serait maximal.
Peut-on espérer une sortie de crise diplomatique avec Vladimir Poutine ?
L’issue diplomatique est la plus probable mais nul ne sait sur quelle base les négociations auront lieu. Dans l’intervalle, Vladimir Poutine a intérêt à maximiser ses gains territoriaux et les nouvelles manœuvres que prépare son armée le laissent accroire. J’ignore quelle sera la porte de sortie pour Vladimir Poutine mais, en réalité, il s’est lui-même enfermé dans une impasse.
D’une part, l’affaiblissement économique de la Russie est inévitable et il en est de même concernant son isolement politique sur la scène internationale. La Russie va devenir un État paria qui, au vu de la nature et de l’étendue des sanctions, aura du mal à renouer avec le système international avant un moment.
D’autre part, cette guerre peut rapidement devenir un catalyseur de l’opposition russe. L’opinion publique russe peut se désolidariser progressivement de Vladimir Poutine sous le double effet des sanctions, notamment monétaires et bancaires, et de l’augmentation des pertes militaires. J’ajoute, enfin, que le mécontentement des oligarques russes, entravés dans la conduite de leurs affaires à l’étranger et cumulant les pertes financières depuis 72 heures, peut rompre des équilibres subtils et menacer le propre pouvoir de Vladimir Poutine à Moscou.