Le mercredi 30 novembre 2022 à 11:27
"C'est comme si nous étions à table avec les criminels", a résumé la directrice d'Europol Catherine De Bolle. Du nom d'une marque canadienne de "cryptophones" permettant des échanges sécurisés, le dossier Sky ECC, qui a permis le démantèlement ces dernières semaines d'un "super-cartel" de la cocaïne à Dubaï et en Europe, a émergé au grand jour en mars 2021.
La Belgique et la France annoncent alors simultanément un premier coup de filet d'ampleur rendu possible par le déchiffrage du code de sécurité du réseau, une prouesse technique à laquelle des enquêteurs néerlandais ont été associés. En Belgique, 48 personnes sont interpellées le 9 mars 2021 après plus de 200 perquisitions, une méga-opération présentée comme l'aboutissement d'un travail d'analyse de plusieurs centaines de millions de messages.
La police y travaillait depuis plusieurs années. Elle révèle que les pics d'activité sur ce réseau sont observés autour d'Anvers, le premier point d'entrée en Europe de la cocaïne d'Amérique du Sud. En 2021, les forces de sécurité en ont saisi 90 tonnes. La justice française est également impliquée. Une enquête a été ouverte en 2019 sur ce système de communications "non déclaré", hébergé sur des serveurs installés en France.
Vingt mois plus tard, Belges et Français s'accordent à dire qu'"il y a un avant et un après Sky ECC" dans la lutte contre le narco-trafic en Europe.
«Plus d'un milliard de messages»
La masse d'informations est phénoménale, "plus d'un milliard de messages", explique, dans un entretien à l'AFP, Eric Snoeck, le patron de la police judiciaire fédérale en Belgique. "On a exploité une relative petite partie de l'information disponible", ajoute-t-il. "C'est un travail qui se poursuit et qui va prendre des années."
Depuis un an et demi, plus de 1200 personnes ont été arrêtées et auditionnées en Belgique, et 510 enquêtes judiciaires lancées ou enrichies grâce aux informations tirées de Sky ECC, selon les derniers chiffres officiels. Europol a annoncé lundi que l'exploitation des messages échangés sur le réseau a permis le démantèlement d'un "super-cartel" qui contrôlait à lui seul un tiers du trafic de cocaïne en Europe. Bilan : 49 suspects interpellés dans cinq pays, dont six "barons" de la drogue dans leur repaire de Dubaï.
Plus de la moitié des enquêtes relèvent de la seule police judiciaire d'Anvers, qui a ouvert 257 nouveaux dossiers. La cité portuaire est au premier plan mais "la criminalité organisée s'étend à toutes les régions du pays", a souligné le Premier ministre belge Alexander De Croo en septembre, en annonçant des renforts dans les services d'enquête.
Premier constat à l'étude des messages échangés : la violence extrême à laquelle les organisations criminelles ont recours. "Elles ont importé en Europe des comportements que l’on croyait cantonnés à l'Amérique du Sud", relève Rémy Heitz, procureur général à la cour d'appel de Paris. "La terreur, des assassinats, des gens qui se font exécuter en direct devant des spectateurs hilares. C'est de cette façon que sont gérés ces trafics."
Une «maison de l'horreur»
Le Belge Eric Snoeck évoque de son côté "une violence complètement inouïe" en citant en exemple la découverte de conteneurs aménagés en salles de torture aux Pays-Bas. "Pour quelques milliers d'euros, parce que le contrat n'a pas été respecté, on n'hésite pas à abattre, après parfois des heures de souffrance, des personnes avec lesquelles on coopérait quelques heures auparavant, ça fait froid dans le dos", raconte-t-il.
La lecture des messages échangés sur le réseau crypté a également permis de localiser en Serbie, près de la capitale Belgrade, une "maison de l'horreur", où des victimes étaient démembrées et leurs restes broyés dans un hachoir à viande. Avec Dubaï, où sont réfugiés de nombreux chefs de réseau, la région des Balkans clignote aussi sur la carte du trafic international. Après l'anglais, l'albanais est la deuxième langue la plus utilisée sur Sky ECC, ont constaté les enquêteurs.
Des données provenant de l'application ont été partagées avec au moins 22 pays, dont plusieurs États d'Amérique latine terres de production ou de transit de la cocaïne (Colombie, Brésil).
Outre la "Mocro-mafia" (des trafiquants d'origine marocaine agissant depuis les Pays-Bas) et la "Ndrangheta" calabraise, Sky ECC a révélé la présence sur le sol belge de "représentants des cartels sud-américains", selon Eric Snoeck. "Je suis très inquiet", confie un magistrat français. "On sous-estime les dangers de ces trafics en terme de déstabilisation des États et de violence propagée à toute la société."