Le mercredi 12 janvier 2022 à 15:24 - MAJ lundi 14 février 2022 à 23:40
Guillaume Farde est professeur affilié à l’École d'affaires publiques de Sciences Po, où il est conseiller scientifique de la spécialité sécurité-défense et chercheur associé au CEVIPOF. Il est également membre du conseil scientifique de la Gendarmerie nationale et membre associé de l’Association des hauts fonctionnaires de la Police nationale (AHFPN). En 2021, il a participé au Beauvau de la sécurité en qualité de personnalité qualifiée.
Actu17 : Le président de la République a annoncé 15 milliards d’euros en plus sur 5 ans pour le budget de la sécurité. S’agit-il d’une promesse réalisable alors que la France vient de voir sa dette publique s’envoler avec la crise du Covid-19 ?
Guillaume Farde :Après trois années de baisse des crédits consacrés au matériel, le budget du ministère de l’Intérieur poursuit son effort de rattrapage. Les policiers l’auront remarqué, depuis un an, il pleut littéralement des véhicules neufs, et pas que ! Pour 2022, le budget du ministère de l’Intérieur est en hausse de 1,5 milliard d’euros, ce qui est déjà énorme, mais 15 milliards de crédits supplémentaires, c'est colossal !
Ces crédits supplémentaires seraient alloués à l’ensemble du ministère de l’Intérieur (pas seulement à la Police nationale) dans le cadre de la future Loi d’orientation de programmation du ministère de l’Intérieur (LOPMI), selon un financement dit en escalier, c’est-à-dire : +1 milliard la première année, +2 milliards la deuxième, +3 milliards la troisième, +4 milliards la quatrième et +5 milliards la cinquième. La somme fait bien 15 mais, si vous me le permettez, je ferai tout de même remarquer deux choses.
La première, c’est que l’exécution de cette loi est conditionnée à la réélection du président de la République. A ce stade, ces milliards supplémentaires ne sont qu’une promesse ; la loi sera présentée en Conseil des ministres en mars prochain mais elle ne sera pas examinée par le Parlement et pour cause : la législature sera finie !
La seconde est que la LOPMI porte sur la période 2023-2028, ce qui veut dire que les plus hautes marches de l’escalier (notamment la marche à +5 milliards) concernent les années 2027-2028, soit au-delà d’un éventuel second mandat d’Emmanuel Macron !
"Cette augmentation de la présence policière sur la voie publique répond à une demande des Français"
Emmanuel Macron a réitéré son souhait de doubler le nombre de policiers et de gendarmes « d’ici à 2030 », comme déjà évoqué en septembre dernier lors des conclusions du Beauvau de la sécurité. Sait-on combien de policiers et gendarmes manque-t-il réellement aujourd’hui en France, sur le terrain ?
La subtilité de cet objectif est qu’il s’agit d’un doublement non pas des effectifs en général mais de ceux présents sur la voie publique spécifiquement.
Concernant la présence des policiers nationaux sur la voie publique, le paradoxe est que même si les effectifs sont en augmentation constante depuis 2012, ceux affectés en sécurité publique ont baissé de 10% sur la période 2010-2020 selon la Cour des comptes. Alors où sont passés ces effectifs supplémentaires ? Ils sont partis dans les services de renseignement et en police aux frontières notamment.
Pour réaliser cet objectif du doublement du nombre de policiers sur la voie publique, le président de la République évoque des pistes complémentaires à celle de l’augmentation pure et simple des effectifs, notamment en déchargeant les policiers des missions non opérationnelles pour les confier aux personnels administratifs, en réformant les cycles horaires, en créant une réserve opérationnelle de la Police nationale…
De manière générale, cette augmentation de la présence policière sur la voie publique répond à une demande des Français qui, dans nos enquêtes au CEVIPOF, réclament plus de Police et une Police plus visible.
"La sécurité publique est trop souvent le parent pauvre des politiques publiques de sécurité"
Malgré une augmentation du nombre de policiers et gendarmes au cours de ces cinq dernières années, soit 10 000 effectifs supplémentaires, certaines formes de délinquance ou criminalité sont en hausse au premier semestre 2021, notamment les actes de violences envers les personnes, les escroqueries ou les homicides et tentatives d’homicide. Comment l’expliquer ?
Comme je le disais, ces effectifs supplémentaires n’ont pas été majoritairement affectés en sécurité publique. Après la saignée du quinquennat de Nicolas Sarkozy (une baisse de 13 700 postes tout de même !), les besoins en effectifs étaient considérables ! Le renseignement en a majoritairement profité sous le quinquennat de François Hollande parce que la menace terroriste était très élevée et force est de constater que cela paye : quand un attentat est déjoué chaque mois en France en moyenne, il faut mettre ce résultat au crédit de l’action de la DGSI et du SCRT dont les moyens ont été considérablement augmentés. Reste que la sécurité publique est trop souvent le parent pauvre des politiques publiques de sécurité. Depuis que Gérald Darmanin est ministre de l’Intérieur, la tendance s’inverse cependant.
Concernant les chiffres de la délinquance, il faut les manipuler avec prudence. L’indicateur « coups et blessures volontaires », par exemple, combine les violences intrafamiliales qui ont explosé en 2020 avec le double confinement, et les agressions non crapuleuses qui ont baissé la même année car les Français restaient davantage chez eux. Le nombre d’escroqueries augmente mais ces escroqueries ont très majoritairement lieu sur Internet et ne sont, par conséquent, pas corrélées à la présence des policiers sur la voie publique. Tout cela pour dire qu’il est très difficile de tirer des vérités générales de chiffres qui reflètent une multitude de cas particuliers.
"Augmenter les moyens de la Justice" et ceux "des enquêteurs"
La question des moyens de la Justice et notamment des places de prison revient régulièrement dans le débat. Peut-on espérer une baisse de la délinquance et de la criminalité sans agir sur le "bout de la chaîne" pénale ?
En début de quinquennat, Emmanuel Macron avait promis la création de 15 000 places de prison. En fin de quinquennat, seules 2 000 ont été livrées. L’absence de places, notamment en maison d’arrêt, freine, il est vrai, l’exécution des peines de prison pour les auteurs de délits. Mais je refuse pour ma part, de voir dans l’emprisonnement l’horizon indépassable de toute politique de sécurité. Enfermer davantage n’a jamais réduit la délinquance en soi. La détention doit être accompagnée de politiques de réinsertion efficace : à défaut la récidive augmente. En la matière, le modèle américain semble moins efficient que le modèle scandinave.
D’autre part, la chaîne pénale doit être regardée de bout en bout. En France, le taux d’élucidation est très faible. En 2020, le taux d’élucidation des cambriolages est d’à peine 10 % et celui des vols avec violence est seulement de 15 % ! Le message que cela envoie à la victime est terrible et ce n’est ni une question de sévérité des peines, ni une question de places de prison.
Bien sûr qu’il faut améliorer le taux d’exécution des peines en augmentant les moyens de la Justice mais il faut aussi, et de toute urgence, augmenter les moyens des enquêteurs.
"De manière générale, la présence d’unités de force mobile dans les quartiers donne des résultats encourageants"
Que sait-on de la nouvelle « Force d’action républicaine » annoncé par Emmanuel Macron, et est-ce quelque chose de réellement nouveau ?
Le président de la République l’a présentée comme « une force d’action qui, dans les quartiers qui connaissent des difficultés, va permettre de projeter pendant plusieurs mois des forces de sécurité dédiées qui vont venir sécuriser le quartier, aider à démanteler les principaux points de deal ».
Sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, l’affrontement intercommunautaire du quartier des Grésilles à Dijon, opposant des Tchétchènes et des Maghrébins, en juin 2020, a justifié la création d’une CRS renforcée (la n°8) et le renouvellement du parc de véhicules blindés de la Gendarmerie en totalité. De manière générale, la présence d’unités de force mobile dans les quartiers donne des résultats encourageants.
Faut-il comprendre la proposition du président de la République comme une promesse d’augmentation du nombre d’Unités de force mobile de forces en France ? Comme une extension du modèle de la CRS 8 ? Comme une combinaison des deux ? Je l’ignore mais, dans tous les cas, cela irait dans le bon sens.
"La lutte contre les trafics de stupéfiants nécessite des moyens dans la durée"
Emmanuel Macron a confirmé que la lutte contre les trafics de drogue restait sa priorité, comme depuis les deux dernières années. Il annonce notamment la création d’un organisme central pour lutter contre les trafics et les points de deal. Les policiers sont nombreux à exprimer que leur travail dans le domaine reste très fastidieux, certains ne cachant pas leur sentiment de "vider l’océan à la petite cuillère". Est-il possible d’affirmer aujourd’hui que les trafics de stupéfiants ont reculé durant le quinquennat d’Emmanuel Macron ?
Depuis l’arrivée de Gérald Darmanin place Beauvau, le nombre de trafiquants mis en cause a augmenté et les volumes des saisies aussi. Est-ce à dire que la guerre menée aux trafics est en passe d’être gagnée ? Bien sûr que non (en plus ça peut simplement être le signe d’une plus grande activité des services, pas forcément d’une augmentation du trafic). Mais faut-il renoncer à la mener au motif qu’elle est difficile, notamment en légalisant certaines drogues ? Je ne le crois pas non plus.
La lutte contre les trafics de stupéfiants nécessite des moyens dans la durée. Ce qui a surtout manqué à cette lutte, c’est de la constance dans l’effort. Des moyens y ont été consacrés un temps avant d’être retirés. Depuis l’arrivée de Gérald Darmanin Place Beauvau, les moyens sont en hausse et les résultats aussi. La création de l’OFAST, la généralisation des CROSS et la mise en place de l’AFD portent leurs fruits. Prendre en tenaille le trafic depuis le grand trafiquant réfugié à l’étranger jusqu’au consommateur en bas de l’immeuble, est une stratégie que je crois payante si elle reste constante.
"Les politiques publiques de sécurité doivent avancer sur ses deux jambes que sont la Police et la Justice"
Un doublement des enquêteurs préposés aux violences intrafamiliales, pour atteindre 4 000, a aussi été annoncé par Emmanuel Macron ce lundi à Nice. On recense 113 féminicides en France en 2021, contre 102 en 2020. Trois femmes ont également été tuées par leur compagnon ou ex-compagnon dans les tout premiers jours de janvier. Cette mesure peut-elle suffire à endiguer cette série noire ?
Il est vrai que de plus en plus de moyens ont été consacrés à la prise en compte des femmes victimes. Beaucoup de commissariats ont revu leurs parcours d’accueil et ont amendé leurs pratiques : formation des effectifs à l’accueil, mise en place de la grille d’évaluation du danger, ouverture systématique d’une procédure même en l’absence de dépôt de plainte etc.
Les améliorations sont indéniables mais elles ont surtout porté sur la prise en compte des femmes qui arrivent à se présenter spontanément aux policiers pour demander de l’aide. Reste à prendre en compte toutes celles qui n’osent pas ou ne peuvent pas se signaler. A cet égard, le recueil mobile des plaintes annoncé par le président de la République est une piste intéressante. De même, la création d’un fichier des violences intrafamiliales est une bonne mesure en ce qu’elle permet un meilleur suivi des conjoints violents par les services de police.
Enfin, au-delà du doublement des enquêteurs, si la Justice n’a pas les moyens de traiter les procédures initiées, cela réduit les effets attendus de l’augmentation des moyens. Une fois encore, les politiques publiques de sécurité doivent avancer sur ses deux jambes que sont la Police et la Justice.