La justice va-t-elle incarcérer un tétraplégique, à l’état de santé incompatible avec la détention ?

Lourdement handicapé, Jacques Santoni, 47 ans, présenté comme le parrain du gang corse du "Petit Bar" à Ajaccio (Corse-du-Sud), pourrait être placé en détention alors que plus d’une dizaine d’experts ont estimé que son état de santé était incompatible avec une incarcération.
La justice va-t-elle incarcérer un tétraplégique, à l’état de santé incompatible avec la détention ?
Illustration. (Shutterstock)
Par Actu17
Le mardi 27 mai 2025 à 21:06 - MAJ mercredi 28 mai 2025 à 00:17

C’est une épine dans le pied de la justice. Présenté comme le parrain du gang corse du "Petit Bar" à Ajaccio (Corse-du-Sud), Jacques Santoni, tétraplégique depuis un accident de moto, a vu requérir la peine la plus importante, 14 ans de prison, dans un procès-fleuve de blanchiment, qui a débuté au mois de février.

Ce mercredi 28 mai, le délibéré dans cette affaire va être rendu par les juges de la 7eme chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Marseille (Bouches-du-Rhône) à l’encontre de Jacques Santoni, cloué sur un fauteuil roulant depuis le 24 décembre 2003 après un accident de moto, et 23 autres prévenus, renvoyés devant la justice pour des faits de "blanchiment aggravé", "association de malfaiteurs" et "extorsion".

Pendant près de deux mois qu’ont duré les débats, le nébuleux mécanisme financier utilisé, via des sociétés étrangères et des hommes d'affaires fortunés, pour "blanchir" l'argent sale du clan, selon l’accusation, a été décortiqué.

Au cours de leur réquisitoire, les représentants du Ministère public avaient détaillé "le presque club des Cinq" du clan corse, organisé autour du "chef incontesté et incontestable", Jacques Santoni, de ses bras droits, Michael Ettori, "le comptable" et Pascal Porri, l'ami "à la vie à la mort" du chef, et de "l’homme de l'ombre", André Bacchiolelli.

Les deux procureurs de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Marseille, Isabelle Candau et Mathieu Bertola, avaient décrit également, à l'aide de nombreuses sonorisations dans les cossus appartements parisiens des prévenus, les heures de comptage de billets et "le ruissellement d'espèces" utilisé par ce noyau dur et leurs compagnes pour mener une "vie de palace" avec voitures et montres hors de prix, restaurants étoilés et marques de luxe à foison.

Banque aux Bahamas ou à Francfort, holding à Singapour ou au Luxembourg, sociétés immobilières en Suisse, intermédiaires en Bulgarie et en Israël, rencontres à Bruxelles, Cavallo - l'île corse des milliardaires - ou Courchevel : découpé en quatre actes, à l'image d'une pièce de théâtre judiciaire avec ses acteurs principaux, le réquisitoire a fait le tour du monde.

La justice a estimé que les membres de ce gang et leurs relais présumés dans le monde de l’immobilier et de l’art étaient ainsi parvenus à blanchir, au bas mot, 48 millions d’euros.

Du côté de la défense, l’avocate de Jacques Santoni, Me Pauline Baudu-Armand, a multiplié les demandes d’acte afin que la situation médicale de son client soit prise en compte.

Depuis le printemps 2005, pas moins de quatorze experts se sont penchés au chevet du parrain présumé, surnommé parfois "Tahiti", selon des documents consultés par Actu17.

Il ressort que son état de santé est "durablement" incompatible avec la détention. Dans un rapport du 28 juillet 2015, le professeur Claude Hamonet, agréé par de la cour de cassation, relève que "la dépendance" de Jacques Santoni est "totale". "Il est dans un très, très grand état de fragilité (…) mettant sa vie en danger. Ceci est totalement incompatible avec un séjour, même bref, en milieu carcéral" avait souligné le professeur.

Cinq ans plus tard, le docteur Catherine Boval du service de médecine légale du centre hospitalier universitaire (CHU) de la Timone à Marseille, désignée par la juge d’instruction, Anaïs Trubuilt, avait noté que l’état de santé de ce dernier apparaissait "strictement incompatible avec une détention simple".

"La détention éventuelle devrait se faire en milieu hospitalier", avait précisé celle qui officie aussi comme médecin-légiste. "A ma connaissance, seul l’établissement public de santé national de Fresnes pourrait être approprié. Même la structure hospitalière disponible au CHU Nord (…) n’est pas appropriée".

Par le passé, le parrain tétraplégique a déjà fait l’objet de plusieurs incarcérations. Mais toujours en milieu hospitalier. La plus longue a duré huit mois, entre janvier et septembre 2021, à l’hôpital pénitentiaire de Fresnes.

À l’époque, le directeur de l’EPSNF avait indiqué que son établissement ne disposait pas de "certains équipements" nécessaires à la bonne prise en charge du prévenu Jacques Santoni.

En mai 2021, Laurent Ridel, directeur de l’administration pénitentiaire, avait adressé un courrier à la juge Trubuilt pour lui signifier qu’au regard de "l’état de dépendance généralisée" de Jacques Santoni et "des mesures de surveillance afférentes à (son) état de santé, aucune structure n’est en mesure de répondre à l’ensemble des prescriptions".

"Je rappelle à cet égard que l’administration pénitentiaire a déjà recherché par le passé des modalités d’incarcération adaptées à son état de santé", avance Laurent Ridel. "Les conclusions sont restées similaires en raison de l’absence de structure pénitentiaire non hospitalière permettant une surveillance et une aide quasiment permanente".

Malgré ces constats, la peine réclamée par le ministère public manifeste sa volonté de le voir incarcéré coûte que coûte.

Dans leur délibéré, les juges de la 7ème chambre correctionnelle sauront-ils faire preuve "de distance" comme a su le faire récemment la cour d’assises de Paris ?

Au cours du verdict prononcé, le 23 mai, contre les accusés du braquage de Kim Kardashian, le président de la cour d’assises de Paris, David De Pas, a souligné que "les peines sont assez peu sévères, elles ont été pensées à distance de cet évènement grave". Avant d’ajouter : "comment ne pas le voir, comment ne pas l'entendre, l'état de santé des principaux protagonistes interdit éthiquement d'incarcérer quiconque".

Sollicitée par Actu17, l’avocate de Jacques Santoni, Me Pauline Baudu-Armand soutient que "l’état de santé de mon client est incompatible avec une détention même en milieu hospitalier. L’institution judiciaire le sait pour avoir elle-même ordonné les expertises qui le prouvent".

"Les réquisitions du Ministère public sont disproportionnées et traduisent une volonté d’incarcération méprisant cette réalité", poursuit-elle. "Aucune décision ne saurait être juste si elle nie les principes de notre Constitution (...). Non, le handicap de Jacques Santoni n’est pas un totem d’impunité (...), le prendre en considération est la preuve que la justice est humaine".