Kurdes tués à Paris : «Gare à la politisation excessive des décisions du parquet national antiterroriste !»

ÉDITORIAL - Guillaume Farde est professeur affilié à l’École d’affaires publiques de Sciences Po, chercheur associé au CEVIPOF.
Kurdes tués à Paris : «Gare à la politisation excessive des décisions du parquet national antiterroriste !»
Jean-Luc Mélenchon lors d'une conférence de presse dans un restaurant à Paris (Xe), quelques heures après la tuerie de la rue d'Enghien. (Jan Schmidt-Whitley / Le Pictorium / Maxppp)
Par Guillaume Farde
Le mardi 27 décembre 2022 à 11:41 - MAJ mardi 27 décembre 2022 à 11:54

Le 23 décembre 2022, un homme a ouvert le feu rue d'Enghien à Paris, à proximité d'un centre culturel kurde, faisant trois morts et trois blessés dont un grave. Arrêté, l’auteur présumé a reconnu vouloir tuer des étrangers envers lesquels il dit nourrir une « haine » qualifiée de « complètement pathologique » par la procureure de la République de Paris, Laure Beccuau. C’est effectivement après s’être rendu armé à Saint-Denis avec la ferme intention de commettre des meurtres sur des personnes étrangères, que le mis en cause, âgé de 69 ans et récemment sorti de prison, aurait changé ses projets meurtriers pour finalement se rendre rue d'Enghien à proximité du centre culturel kurde Ahmet-Kaya, dont il connaissait la localisation.

Eu regard aux premiers éléments de l’enquête, la communauté kurde semble visée. Mir Perwer, Abdurrahman Kizil et Emine Kara, tous trois tombés sous les balles, appartenaient à la communauté kurde de France, comme la majorité des victimes blessées. En garde à vue, le principal suspect a d’ailleurs reconnu en vouloir aux Kurdes pour avoir « constitué des prisonniers lors de leur combat contre Daesh au lieu de les tuer », selon les déclarations de la procureure de la République de Paris.

De tels faits criminels ont entraîné l’ouverture d’une information judiciaire pour assassinat et tentative d'assassinat en raison de la race, l'ethnie, la nation ou la religion, ainsi que pour acquisition et détention non autorisées d'arme. Alors que les éléments saisis lors de la perquisition réalisée au domicile parental du mis en cause n'ont pas révélé de lien avec une idéologie extrémiste, et que ce dernier n'est ni connu des services de renseignements, ni fiché en raison de son appartenance à une mouvance subversive, le Parquet national antiterroriste (PNAT) ne s’est pas saisi de l’enquête. Il n’en fallait pas moins pour que les représentants de la communauté kurde et leurs alliés politiques, politisent à l’excès les chefs d’ouverture d’enquête en dénonçant le déni de reconnaissance du caractère terroriste des crimes dont leur communauté aurait été victime.

En préambule à tout débat, force est d’admettre que le terrorisme est une notion avant tout politique et que, par conséquent, il s’agit d’une notion relative. Sinon comment expliquer que l’assassinat d’un président a pu être qualifié d’assassinat terroriste dans le cas particulier du président français Sadi Carnot en 1894, alors que l’assassinat du président américain John Fitzgerald Kennedy en 1963 a été qualifié d’assassinat criminel ? Vue de Londres, l’Armée républicaine irlandaise (l'IRA) est une organisation terroriste. Vue de Dublin, elle est un mouvement composé de résistants et de patriotes. Au fond, comme le disait le président égyptien Anouar Al-Saddate : « on est toujours le terroriste de quelqu’un ». En la matière, l’exemple le plus frappant reste incontestablement celui de la Résistance française, qualifiée de « terroriste » par l’Occupant nazi, alors que ses actions (sabotage, assassinat, pose d’explosifs…) sont magnifiées par Le chant des partisans : « Ohé, saboteur, attention à ton fardeau : dynamite… ».

Étant donné le relativisme de la notion, pourquoi accorder une telle importance à ce qualificatif à géométrie variable ? Et pourquoi, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon, politiser à l’excès un parquet spécialisé pour réclamer sa saisine dans le cas de la tuerie de la rue d'Enghien, au prix d’une rupture grave avec le principe constitutionnel d’indépendance de l’autorité judiciaire ? Le terrorisme n’est pas une notion neutre, loin s’en faut. En faisant appel au registre de l’émotion, le terrorisme est une notion mobilisatrice. Convoquer ce qualificatif revient à dire que le crime commis n’est pas seulement un crime : il est aussi, et avant tout, un attentat. Quant à l’auteur, il n’est pas seulement un criminel : il est surtout un terroriste. Un criminel, cela s’emprisonne. Un terroriste, cela se combat. L’anathème collectif qui frappe le terroriste lui vaut un changement de catégorie au nom duquel l’État peut lui appliquer des mesures d’exception.

On comprend mieux pourquoi Jean-Luc Mélenchon s’est fait plus discret après que le procureur de la République de l’Isère a demandé, en vain, la saisine du PNAT face aux incendies criminels qui frappent la ville de Grenoble sans discontinuer depuis mars 2017 et dont la majorité est revendiquée par la mouvance anarcho-libertaire. Sans-doute était-il politiquement moins porteur d’appeler à la qualification terroriste pour des activistes… d’extrême-gauche…

En tout état de cause, le terrorisme n’est pas que le jihadisme. Bien sûr qu’il peut être d’extrême-droite, nul ne le nie. Le 14 décembre 1973, le Groupe Charles Martel fait 4 morts et 22 blessés dans un attentat à la bombe perpétré contre le consulat d’Algérie de Marseille. Mais, de la même manière, le terrorisme est aussi d’extrême-gauche. Le 17 novembre 1986 l’organisation terroriste Action directe assassine Georges Besse, le PDG de la régie Renault, en bas de son domicile boulevard Edgar-Quinet à Paris. Devant la gravité des crimes terroristes, l’indignation ne peut être sélective. Il en va de la crédibilité de la parole politique. Il en va aussi de sa dignité.

Or, dépolitiser les chefs d’ouverture d’enquête retenus par la Justice, n’invalide pas, loin s’en faut, les débats relatifs à l’interprétation juridique des infractions listées aux articles 421-1 et suivants du Code pénal. En la matière, il faut bien admettre que leur définition a ceci de fragile que qualifier de « terroristes » les infractions « ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par la terreur », revient à dire que sont terroristes les infractions qui visent à terroriser. Cela peut paraître un peu court à ceux qui regrettent que les incendies criminels grenoblois ou que la tuerie de la rue d'Enghien ne soient pas, pour l’heure, qualifiés de terroristes. Dans leur impatience, ceux-là oublient un peu vite que la Justice évalue le caractère politique des violences commises à l’aune de la volonté de provoquer un changement politique de grande ampleur, au nom d’une cause clairement identifiée et promue par une organisation constituée. Reste alors aux enquêtes en cours de l’établir, ou pas, dans l’un comme dans l’autre cas.

Les crimes commis rue d’Enghien vendredi dernier sont à la fois cruels, injustes et imprévisibles. L’absence de saisine du Parquet national antiterroriste à cette heure, n’en atténue ni la violence, ni la gravité. Elle ne signifie pas, non plus, que son auteur, s’il était reconnu coupable, serait traité avec mansuétude ou pire, avec laxisme. Elle dit simplement que la lutte antiterroriste avec les seuls outils de l’État de droit est un processus à la fois long et complexe qui requiert de la modestie et de la constance. Aussi convient-il, dans ce domaine plus que dans d’autres, d’épargner la Justice des polémiques politiques.