Le samedi 22 avril 2023 à 10:48 - MAJ samedi 22 avril 2023 à 11:12
Dans une interview à Actu17, Guillaume Farde, professeur affilié à l’École d’affaires publiques de Sciences Po où il est conseiller scientifique de la spécialité sécurité-défense, évoque l'évolution de la menace terroriste ces dernières années. Un sujet qu'il aborde longuement dans "La Lutte Antiterroriste", un livre paru il y a quelques semaines, qu'il a coécrit avec l'ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve. Un ouvrage instructif pour mieux comprendre la situation actuelle et les enjeux futurs.
Actu17 : Dans votre livre, vous analysez l'évolution récente des outils de lutte antiterroriste en France. Quels sont les changements les plus significatifs que vous avez observés et comment ces changements ont-ils amélioré l'efficacité de la lutte contre le terrorisme ?
Guillaume Farde : Après les attentats du 11 septembre 2001, al-Qaida frappe durement l’Espagne en 2004 et la Grande-Bretagne en 2005. La France, notamment en raison de l’action de ses services de renseignement, n’est pas touchée. Si bien qu’entre l’attentat de Port-Royal en décembre 1996 et les attentats perpétrés par Mohammed Merah à Toulouse et à Montauban en 2012, la France connaît 16 années de relative accalmie en matière de terrorisme islamiste.
Dans ce domaine, l’année 2012 ouvre cependant un nouveau cycle. Le jihadisme est entre-temps devenu une idéologie qui séduit de plus en plus de jeunes Français (et de jeunes Françaises) qui, soit partent en zone syro-irakienne avec la ferme intention de revenir frapper la France (certains des commanditaires et des auteurs des attentats du 13 novembre 2015 étaient de ceux-là), soit passent à l’acte à proximité de chez eux avec peu ou pas de moyens après s’être radicalisés (ce que le professeur Gilles Kepel nomme le « terrorisme d’atmosphère »).
Dans les deux cas, la France a dû se réarmer et c’est ce à quoi se sont employés les différents gouvernements sous le quinquennat de François Hollande : refonte du renseignement intérieur avec la création de la DGSI et du SCRT, hausse des budgets alloués aux services, recrutements massifs parmi lesquels des contractuels spécialistes, cadre juridique rénové avec la loi de juillet 2015, création d’un renseignement pénitentiaire préfigurateur du futur SNRP… Le renseignement français doit énormément au quinquennat de François Hollande.
Vous mentionnez dans l'avant-propos que les attentats de 2015 ont révélé la nature nouvelle du terrorisme islamiste en France. Quelles sont les spécificités de cette nouvelle forme de terrorisme, et comment les autorités françaises ont-elles dû adapter leurs stratégies en conséquence ?
La France ne découvre pas le terrorisme islamiste en 2015. Les attentats perpétrés par le Hezbollah en 1986 et par le GIA entre 1994 et 1996 sont des expériences à la fois douloureuses et antérieures. En 2015, ce qui change c’est qu’un nombre important de jeunes Français partent rejoindre Daech et qu’il y a là-bas une base arrière. Dans le même temps, Internet est un puissant diffuseur de l’idéologie jihadiste auprès de celles et de ceux qui, même s’ils ne sont pas partis sur zone, passent à l’acte tout de même, incités à le faire par ceux qui se trouvent là-bas.
En 2015, pour les services de renseignement le défi est considérable. Il faut identifier un très grand nombre de personnes radicalisées et disposer des moyens de les suivre. C’était une révolution organisationnelle pour le renseignement intérieur avec notamment la nécessité à la fois de disposer d’outils numériques modernes (à cet égard, le choix de Patrick Calvar de s’équiper des logiciels de Palantir est à la fois audacieux et salutaire) et d’organiser un suivi fin dans les territoires (les GED sont, de ce point de vue, une indéniable réussite). D’ailleurs, 10 ans après les résultats sont là. Depuis le 23 avril 2021 dernier et l’assassinat de Stéphanie Montferme à Rambouillet, plus aucun attentat terroriste jihadiste meurtrier n’a été commis sur la voie publique. En parallèle, deux attentats sont déjoués chaque trimestre en moyenne.
Il faut imaginer le jihadisme mondial comme une sorte de cancer diffus avec plusieurs tumeurs malignes (les emprises géographiques) et des métastases (des individus radicalisés passant à l’acte). Sans traitement des foyers, le risque d’attentat dit projeté, c’est à dire préparé depuis l’étranger avec des auteurs ayant séjourné dans ces bases arrière est très élevé. Les attentats du 11 septembre 2001 ont été en grande partie préparés depuis l’Afghanistan et ceux du 13 novembre 2015 depuis la Syrie.
En cela, les interventions des coalitions ont eu pour effet majeur de diminuer nettement les capacités des organisations jihadistes à préparer des attentats complexes. Ce sont des résultats qu’il faut saluer même si, en la matière, le risque zéro n’existe jamais.
Le président Emmanuel Macron a décrit le djihadisme comme une « hydre ». Pouvez-vous expliquer cette métaphore et en quoi elle est pertinente pour décrire la menace actuelle ?
Cette formule a été employée en mars 2018, lors de la cérémonie d’hommage funèbre en mémoire du colonel de Gendarmerie Arnaud Beltrame. Le président de la République faisait alors allusion au fait que des foyers jihadistes se recréent ailleurs malgré leur éradication. Il y en a aujourd’hui en Asie centrale ou en Afrique australe par exemple.
Comment les gouvernements successifs ont-ils réussi à trouver un équilibre entre la protection des libertés fondamentales et l'aspiration à une plus grande sécurité pour les citoyens français face au terrorisme ?
Cette question est très politique. Personnellement, j’ai apprécié qu’au cours de la période la plus dure pour notre pays (2015-2017) nous ne nous soyons pas égarés. La France n’a jamais renié les principes de l’État de droit tout en se réarmant et en demeurant unie. Cet équilibre est très précaire et, sur une telle ligne de crête, on a tôt fait de dévisser. J’étais, pour cela, très critique de la loi SILT d’octobre 2017 car je considérais que transposer les dispositions de la loi de 1955 relative à l’état d’urgence en droit commun n’était pas opportun. Cette loi a contribué à faire de l’exception la règle et, en démocratie, ce n’est jamais bon quand les circonstances exceptionnelles se confondent avec la vie ordinaire.
J’ajoute, enfin, que si un jihadiste déjà condamné puis libéré devait par malheur et malgré les mesures de surveillance, récidiver, notre pays devrait rester particulièrement fort pour ne pas se perdre sur le chemin d’un « Guantanamo à la française » comme je l’ai, hélas, entendu. L’honneur de la France est que, précisément, Guantanamo ce n’est pas la France. Le plus grand défi auquel le terrorisme confronte la République c’est celui de demeurer elle-même.
✍ Sortie ce 08/02 de l’ouvrage consacré à la lutte antiterroriste cosigné avec @BCazeneuve.
Les droits sont reversés à des associations de victimes du #terrorisme et aux orphelins de la #Police et de la #Gendarmerie.
Pour commander https://t.co/RvIOPrlWNx pic.twitter.com/mR6Qj16kI5
— Guillaume FARDE (@GFarde) February 8, 2023
Quelle est, selon vous, la meilleure façon pour la France et les autres pays concernés de lutter contre le djihadisme mondial à l'avenir, compte tenu des défis croissants et changeants posés par cette menace ?
De l’exigence, de la mesure et de la constance. L’exigence, c’est celle que tout citoyen nourrit envers les services de l’État. Les services de renseignement sont notre rempart et pour cette raison, leur action doit rester très contrôlée et encadrée. La mesure, c’est celle de la parole publique. La lutte anti-terroriste est une matière technique et les polémiques n’apportent strictement rien. La constance enfin, c’est celle des moyens. Les budgets ne peuvent souffrir d’une gestion par à coups sauf à mettre en péril nos politiques publiques de lutte contre cette menace.
"La lutte antiterroriste" par Bernard Cazeneuve et Guillaume Farde est paru le 8 février 2023 aux éditions Puf.