Le mercredi 30 novembre 2022 à 20:14
Au procès de l'attentat de Nice du 14 juillet 2016, les avocats de parties civiles ont évoqué ces derniers jours les "victimes invisibles" : celles qui n'ont pas pris la parole à l'audience, n'y ont pas assisté ou ont même renoncé à faire valoir leurs droits à une réparation.
Pendant cinq semaines, 270 victimes de l'attentat sont venues témoigner devant la cour d'assises spéciale de Paris. "Mais il y a aussi ceux que vous n’avez pas entendus", a souligné l'avocate Océane Dufoix, appelant à ne pas oublier ceux qui "ont choisi le silence". "Ce que vous avez entendu, ce n'est que la partie émergée de l'iceberg tellement plus vaste d'une humanité ravagée", a prévenu Nicolas Gemsa, conseil d'environ 300 victimes.
«Dès que j’y pense, je m’écroule»
Au total, 2500 personnes se sont constituées partie civile. Certaines fauchées par le camion-bélier de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel ou choquées par "tout ce qu'elles souhaiteraient n'avoir jamais vu". D'autres n'étaient pas présentes mais un de leurs proches est décédé ou traumatisé ; l'attentat avait fait 86 morts et plus de 400 blessés sur la Promenade des Anglais. Pour beaucoup, venir témoigner n'était pas envisageable : ce qu'elles ont vécu est trop "difficile à nommer". Tel le beau-père de Romain, tué à 10 ans. "Dès que j’y pense, je m’écroule", a-t-il confié à son avocat Jérôme Gay, venu "témoigner des souffrances infinies" de cette famille.
"Je vais essayer de faire résonner les cris de mes parties civiles", a aussi promis Me Michèle Siari. Les quatre familles qu'elle assiste "n’ont pas pu se déplacer et s’exprimer devant vous" parce qu'elles "ne se sont pas senties légitimes".
Par sa voix, la cour a entendu l'histoire de Brian, bébé de onze mois dans sa poussette le soir de l'attentat, écarté in extremis de la trajectoire du camion. Après ça, "il a arrêté de gazouiller, se tapait la tête contre les murs". "Je pense que dans sa tête, ça criait", explique son père. Le petit garçon va mieux aujourd'hui, notamment depuis la naissance d'une petite sœur qui a "pris la famille à bras le corps", a salué Me Siari.
«Onde de choc exceptionnelle»
Certains ont renoncé à témoigner pour des raisons pratiques ou financières, la tenue du procès à Paris représentant "un poids de plus pour les victimes". D'autres en ont été empêchés par leur stress post-traumatique, qui leur interdit transports en commun et lieux très fréquentés.
Le frère de Rickard, Estonien de 20 ans décédé dans l'attentat, a lui renoncé au dernier moment : il "s'est effondré" à l'approche de la salle d'audience, a raconté son avocat Damien Delavenne. Pour les clients d'Océane Dufoix, "c'est au-dessus de leurs forces, c’est les renvoyer à ce 14 juillet qui les hante depuis des années, c’est réveiller des sentiments qu’ils tentent de fuir". L'un d'entre eux est malgré tout "venu pour la première fois" mercredi à la salle de retransmission du procès à Nice, "pour ne pas regretter de ne pas y avoir mis les pieds".
Sante, dont la femme de 62 ans a été tuée, est aussi "sorti de sa torpeur" pour se constituer partie civile "tardivement, le 15 novembre", selon son avocate, Agnès Clément. Ce Val-de-Marnais avait bien "reçu l'avis à victime trois mois après" les faits. Mais à l'époque, il n'avait "plus la force" pour le moindre geste de la vie quotidienne.
Clairette, 90 ans, amputée des deux jambes et qui a perdu sa sœur, n'a elle pas accompli cette démarche. "La simple évocation de cette journée la plonge dans une profonde angoisse et une infinie tristesse", a expliqué Pauline Marcé, qui assiste sa famille. Et il y a certainement "de nombreuses autres (victimes) dans la nature", estime Me Gemsa.
Cet attentat "à ciel ouvert", un soir de fête nationale, alors qu'environ 30 000 personnes étaient rassemblées sur la Promenade des Anglais a créé une "onde de choc exceptionnelle" et touché "un nombre de personnes inquantifiable", à différents degrés, a souligné Me Marie-Pierre Lazard. Mais "il n'y a pas de hiérarchie dans la douleur, pas de blessure plus légitime qu'une autre", a assuré Me Alexandra Brossin de Meré. Seulement "la destruction de la vie de gens heureux".